Géopolitique de la Russie
Entretien avec Arnaud Leclercq.
Comment expliquer l'hostilité constante des médias "occidentaux" à l'encontre de la Russie de Vladimir Poutine? Réponses d'un expert.
Propos recueillis par Philippe Conrad pour La Nouvelle Revue d'Histoire, juin 2013.
Arnaud Leclercq, titulaire d'un MBA de HEC et diplômé de Harvard, est un banquier que ses activités ont conduit à travailler pendant plusieurs années en Russie et dans les pays de l'ex-Union soviétique. ll est aussi docteur en géopolitique et vient de publier, aux éditions Ellipses, La Russie, puissance d'Eurasie. Histoire et géopolitique, des origines à Poutine. Nous l'avons rencontré.
La Nouvelle Revue d'Histoire: De nombreux ouvrages récents donnent de la nouvelle Russie une image souvent négative, relayée par la grande presse occidentale. Comment expliquer la persistance de certains préjugés et l'aveuglement qui prévaut face au «retour» de la Russie ?
AL: Je crois que ce que vous signalez- et qui apparaît évident à ceux qui pratiquent régulièrement ce pays- relève de la guerre idéologique engagée par le camp occidental pour exporter dans le monde entier son modèle libéral. Les Russes constatent les brillants résultats de ce modèle aux États-Unis et en Europe, confrontés à une crise que leurs dirigeants semblent incapables de penser correctement. À court terme, les oligarchies mondialistes ne pourront maîtriser,
au moment où de gigantesques mutations se préparent, un monde qui n'aura guère à voir avec celui qu'a connu le siècle dernier. Je remarque aussi l'incapacité de nombre d'observateurs à penser la «question russe» dans la longue durée, familière à l'historien soucieux de distinguer les tendances lourdes de l'écume événementielle. On ne peut rien comprendre aux difficultés que rencontre la Russie dans le Nord-Caucase ou avec la Géorgie voisine sans confronter l'actualité récente aux luttes qui, au XIXe siècle, opposèrent les Russes aux Tcherkesses, Tchétchènes et autres Daghestanais, sans rappeler les conditions dans lesquelles l'empire des tsars put s'imposer en Transcaucasie. La compétition pour l'Asie centrale - les «Balkans eurasiens» selon l'Américain Zbigniew Brzezinski- renvoie au «Grand Jeu» russo-anglais du XIXe siècle. Le statut de la Crimée, les destinées de l'Ukraine ou la solidarité orthodoxe qui unissait jadis la Russie à la Serbie ou à la Bulgarie, voire à la Grèce, sont également à prendre en compte pour éclairer l'actualité. L'importance nouvelle donnée à la grande route maritime du Nord renvoie elle-même aux entreprises en ces régions des conquérants cosaques et des marchands sibériens, sans oublier l'importance que leur accorda Staline au cours des années 1930...
NRH: Dans votre lecture géopolitique de l'histoire russe, vous privilégiez la distinction classique opposant l'empire continental eurasiatique aux thalassocraties anglo-saxonnes, britannique au XIXe siècle, américaine au XXe. Cette analyse correspond-elle toujours à la réalité actuelle ?
AL: On sait comment l'Angleterre, consciente du formidable potentiel de puissance que représentait à terme l'Empire russe, s'est efforcée, avec succès, de lui interdire l'accès aux mers libres: à la Méditerranée, en verrouillant les détroits turcs sous prétexte de protection de «l'homme malade»; à l'océan Indien en contrôlant le golfe arabo-persique et les confins nord-ouest de l'Inde. Enfin, en jouant de l'alliance japonaise en Extrême-Orient. Ce scénario se reproduit au moment de la guerre froide, quand les diverses alliances américaines (alliance atlantique, pacte de Bagdad, alliance avec l'Arabie saoudite, OTASE et alliance avec le Japon) encerclent le bloc communiste russo-chinois. Les choses auraient pu changer avec la fin de l'URSS mais, après le containment de Truman, c'est le roll back préconisé par Brzezinski que l'Amérique va chercher à réaliser dans les Balkans, en Ukraine, en Géorgie ou en Asie centrale afin de réduire l'espace d'influence de la nouvelle Russie. Celle-ci a repris l'initiative dans son étranger proche. Les révolutions colorées de Kiev, Tbilissi ou Bikchek ne sont plus que des souvenirs, et l'Union eurasienne en construction peut se poser à terme en rivale d'une Union européenne en crise. L'Organisation de coopération de Shanghai signifie l'émergence d'un bloc russo-chinois au sein duquel une «nouvelle route de la soie» continentale permettra de relier l'Extrême-Orient à l'Europe en des délais plus courts que ceux de la route maritime empruntant les détroits de la Sonde et l'océan Indien. Les perspectives de modification climatique laissent de plus entrevoir des conditions de circulation nouvelles dans l'Arctique sibérien et peuvent rendre tout à fait obsolètes les projets américains.
NRH: La Russie l'a cependant échappé belle au cours des années 1990 ?
AL: De 1991 à 1998, le PIB russe a chuté de 50%, les investissements de 90%. L'espérance de vie masculine a été ramenée de 69 à 58 ans. Le taux de natalité s'est effondré de 14,7 pour mille à 9,5 pour mille. Dès avant la dévaluation de 60% du rouble en août 1998, les trois quarts de la population vivaient en dessous du seuil de pauvreté et des millions de salariés et de fonctionnaires n'avaient pas reçu leur salaire depuis des mois. Si l'on ajoute l'augmentation exponentielle de la criminalité, l'effondrement du système de protection sociale et le classement du pays au 72e rang mondial pour l'indice de développement humain, on mesure l'ampleur du désastre. Il scelle l'échec des réformes libérales d'Egor Gaïdar durant les années 1992-1993, puis celui du tandem Tchoubaïs-Nemtsov à partir de 1997. Boris Eltsine doit alors faire appel à Evgueni Primakov. L'année 1998 marque ainsi une rupture avec les tendances lourdes qui s'étaient imposées depuis 1991. Mais il faut attendre août 1999 et la nomination de Vladimir Poutine, le chef du FSB (ex-KGB), aux fonctions de Premier ministre par intérim pour que commence à s'inverser la spirale de décomposition engagée au cours des années précédentes.
NRH: Quels ont été les axes principaux de la «restauration» engagée par Vladimir Poutine ?
AL: Le chantier était de taille car Eltsine avait mis en péril l'unité du pays en encourageant les régions à approfondir leur autonomie, en vendant aux oligarques les entreprises d'État, en ouvrant les secteurs stratégiques aux investissements étrangers. Poutine va commencer par neutraliser les contre-pouvoirs, puis va reprendre en main les grands groupes industriels, avant de mettre en place des acteurs qui lui sont acquis à tous les niveaux de la hiérarchie économique et étatique. Ce programme est méthodiquement mis en oeuvre par le rachat des grands médias que l'oligarque Guzinski se voit contraint de vendre, par la prise de contrôle de Gazprom, par la neutralisation de Mikhail Khodorovski qui s'apprêtait à vendre une partie de son groupe pétrolier à Chevron-Texaco et Exxon-Mobil. Une reprise en main qui inquiète les Américains, furieux de voir la Russie renoncer aux réformes «libérales» et limiter un processus «démocratique» qu'ils assimilent à la phase de décomposition eltsinienne. En réalité, les dirigeants américains et les observateurs du Council for Foreign Relations comprennent très vite que, derrière la «lutte contre la corruption» se joue une autre partie, géopolitique celle-là, le retour d'une Russie maîtrisant de nouveau ses instruments de puissance sur la scène internationale.
NRH: Ce retour de la puissance russe n'est-il pas compromis par la situation démographique du pays ?
AL: De 2,1 en 1988, le taux de fécondité est passé à 1,3 en 1994. Avec 141 millions d'habitants en 2010, la Russie en a perdu quatre millions par rapport à 2002. Les difficultés du quotidien et de l'accès au logement expliquent cette régression et la tendance risque de s'aggraver avec l'arrivée à l'âge adulte des «classes creuses» post-soviétiques. Des mesures natalistes ont commencé à enrayer la spirale du déclin mais les progrès obtenus demeurent encore trop modestes et l'indice de fécondité doit être relevé. Certains considèrent que l'immigration étrangère pourrait être la solution mais une telle perspective ne semble correspondre ni aux voeux de l'opinion publique ni aux intentions des dirigeants.