La Russie, une marche forcée vers les règles économiques occidentales
La puissance retrouvée de l'Eurasie, avec la Russie placée en son centre, s'inscrit naturellement dans l'Histoire européenne mais semble susciter craintes et incompréhensions, notamment auprès des investisseurs occidentaux. Nous avons pourtant tout intérêt à disposer d'une Russie puissante comme partenaire privilégié.
Après 70 années d'ère soviétique, la Russie a retrouvé son identité. Elle est à nouveau sûre d'elle-même et prête à relever de nouveaux défis. De l'Europe à la Chine, en passant par la mer Noire, la Caspienne, le Caucase, l'Inde et l'Asie centrale; des thématiques de l'énergie, de l'écologie ou de l'islamisme ... la Russie est au coeur des enjeux du XXIe siècle.
Dans cet environnement complexe, les sociétés russes ont choisi de suivre les modèles occidentaux et la convergence avec l'Europe devrait devenir de plus en plus évidente. Afin d'exister au niveau mondial au même titre que ses partenaires, la Russie constitue des champions nationaux pouvant jouer dans la même catégorie qu'EDF, enBW ou ENEL. Le secteur de l'énergie est, sans surprise, encouragé au premier chef. Le fait que ces nouveaux mégagroupes soient contrôlés par
l'Etat, donc sous influence politique, ne facilite sans doute pas le développement de relations commerciales transnationales sereines. Toutefois, cette démarche n'est pas unique et il nous faut apprendre à traiter ces groupes avec la même rigueur et équité que leurs pairs occidentaux. Les gazoducs et oléoducs reliant la Russie à l'Allemagne sont autant d'artères vitales pour les deux parties de l'Europe. Même un accord commercial durement négocié implique nécessairement un compromis dans l'intérêt des deux parties. La route à parcourir est certes encore longue et semée d'embûches, mais Gazprom - 6e capitalisation mondiale avec 262 milliards de dollars - n'a jamais été aussi visible et n'a désormais d'autre choix que de respecter ses actionnaires, qu'ils soient russes ou étrangers.
Ce rapprochement avec l'Ouest ne se limite pas aux géants publics. Les groupes privés sont également de plus en plus impliqués, voire imbriqués, en Europe. Plus de 35 JPO depuis 2005 pour un volume dépassant les 20 milliards de dollars ont à l'évidence un impact considérable sur les méthodes de travail de ces sociétés russes. C'est donc dans leur propre intérêt qu'elles deviennent plus à l'écoute des marchés. Tout comme leurs bilans, leurs organisations deviennent plus lisibles. Lukoil n'est ainsi pas la seule major russe à être soumise aux US GAAP depuis plusieurs années. Elles avancent à marche forcée vers un capitalisme qui nous est plus familier et s'adaptent en un temps record à nos règles de corporate governance. TMK, le numéro deux mondial des tubes et pipelines, illustre remarquablement cette tendance récente.
La forêt des commodity blue chips ne devrait toutefois pas cacher bon nombre de sociétés cotées en pleine expansion dans d'autres secteurs. Elles aussi jouent très tôt la carte occidentale et font appel aux capitaux européens. les supermarchés Pyaterochka ou leur concurrent Magnit étaient inexistants il y a moins de dix ans. Ils ouvrent chaque année des centaines de magasins dans toute la Russie. Aujourd'hui, le premier dispose d'une capitalisation de 5,9 milliards de dollars. Le chiffre d'affaires du second est supérieur au milliard de dollars. L'immobilier particulièrement dans Moscou et sa région, connaît également une progression phénoménale. Les fonds d'investissements autrichiens ou américains y trouvent suffisamment de qualité et de transparence pour y investir en masse depuis 2005.
Ces nouveaux acteurs russes publics et privés, ont la volonté de jouer les premiers rôles. Après quelques acquisitions stratégiques réalisées discrètement dans les anciens pays socialistes, et de premiers pas aux Etats-Unis (Lukoil) ou en Grande-Bretagne (Gazprom), la prochaine étape sera probablement une vague d'acquisitions majeures en Europe de l'Ouest. L'élection présidentielle russe de mars 2008 sera peut-être un facteur déterminant pour se lancer à l'assaut. Toutes les conditions sont réunies: une identité retrouvée, des liquidités très importantes, une dette contrôlée, le besoin d'acquérir de nouvelles technologies, et surtout la course à la taille critique et à la part de marché pour demeurer dans le peloton de tête. Ce serait en quelque sorte I'application de recettes capitalistes anciennes par un nouvel élève à fort potentiel.
Le rapprochement Russie-Europe devrait s'imposer prochainement et il conviendra d'en saisir toutes les opportunités géopolitiques, économiques et financières.
par Arnaud Leclercq
Responsable Pays de l'Est-Clientèle privée
Associé du Holding Groupe Lombard Odier Darier Hentsch & Cie
Article publiée dans le Temps, Genève, le 29 janvier 2007