Journaliste et dirigeant de presse suisse, auteur d'À la conquête du Caucase - Épopée géopolitique et guerre d'influence, 2006, Éditions des Syrtes, et de L’Epopée sibérienne – la Russie à la conquête de la Sibérie et du grand nord, 2018, Editions des Syrtes.
LA RUSSIE A UN RYTHME LENT
Le privilège de cet ouvrage est d'être l'oeuvre d'une personnalité inhabituelle dans le cercle restreint des spécialistes francophones de la Russie. Son auteur n'est pas un jeune chercheur en sciences politiques frais émoulu des grandes écoles, mais un observateur averti, doté d'une longue pratique dans le monde russe.
De par son expérience professionnelle de financier, de banquier et de gestionnaire de fortune, Arnaud Leclercq est entré dans l'intimité de la Russie. Durant de nombreuses années, il a parcouru le pays, fréquenté une multitude de ses acteurs et responsables, observé une société en mutation rapide. Les questions qui se sont imposées à lui sont celles auxquelles sont confrontés bon nombre de praticiens, de diplomates ou d'hommes d'affaires opérant en Russie, qui constatent rapidement que les schémas de pensée habituels aux Occidentaux restent souvent inopérants pour comprendre l'évolution de la société russe et certains des choix de ses dirigeants contemporains. Ce sont aussi les questions d'un homme curieux et intrigué par l'incapacité du discours médiatique dominant à rendre compte de la Russie d'aujourd'hui, fâché quelquefois des biais et des modes qui rendent son approche malaisée.
Les thèses ici défendues sont les réponses d'Arnaud Leclercq à ces questions. Ce travail de longue haleine est fondé sur la conviction que c'est dans le rythme lent, dans la longue durée, que se cachent les principales clés de compréhension de la géopolitique russe et de ses épisodes contemporains.
Tous les grands enjeux actuels de la géopolitique russe s'inscrivent dans la prolongation de tendances lourdes dont la pression s'exerce à travers l'histoire sur les acteurs d'aujourd'hui. Le verrouillage de la mer Noire aux puissances extra-régionales, le statut de la Crimée et même le choix des alliances de l'Ukraine sont autant d'échos et de souvenirs parfois douloureux dans la mémoire collective russe. Les liens inconscients mais puissants avec les orthodoxes des Balkans ne sont pas moins vivaces. Et lorsque le gouvernement russe en place au Kremlin fait du développement de la Grande Route maritime du Nord, qui contourne le continent eurasiatique par sa façade arctique, une priorité stratégique, il ne fait que se remettre dans le sillage des puissants marchands sibériens du XIXe siècle en quête perpétuelle de ce passage maritime qui leur aurait ouvert les portes des marchés européens et asiatiques, comme de Staline qui fit de l'ouverture de la voie arctique, dans les airs et dans les mers, l'un des symboles les plus puissants de la volonté d'expansion de son régime. Et l'on comprend mieux l'opposition farouche, opiniâtre et parfois rageuse du pouvoir russe aux plans de «bouclier antimissiles» de l'OTAN lorsqu'on les replace dans la perception d'État assiégé qui fut celle de l'URSS de sa naissance à son effondrement: celle d'un pouvoir profondément marqué par les souvenirs d'agressions et d'invasions de son territoire subies tout au cours du XXe siècle, et convaincu que l'ennemi campe toujours aux portes.
L'histoire n'est pas pour autant linéaire, et si le trait du passé donne un sens au présent, il ne suffit pas d'un pointillé pour déterminer la direction des développements à venir. Distinguer ce qui, dans la durée, tient de la règle ou de l'exception, de la mutation ou de la simple inflexion, est la tâche du chercheur. Des grands axes de la géopolitique russe, Arnaud Leclercq privilégie celui qui donne à la Russie sa dimension eurasiatique. La fonction de pivot entre les deux continents, l'équilibre entre ses composantes européenne et asiatique sont selon l'auteur les facteurs qui permettront à la puissance russe de renouer avec son rang de géant mondial. Sur ce point aussi, le recul historique permet de mieux mesurer le sens de l'évolution actuelle. Après deux décennies d'oubli et d'indifférence de la part des élites politiques et économiques russes, la partie asiatique de la Russie, composée des Sibérie occidentale, orientale et de l'Extrême-Orient, est de retour à l'agenda. (…) Cette volonté d'affirmation en puissance du Pacifique s'accompagne d'un intense débat dans les cercles dirigeants sur le déclin, réel ou supposé, de la vieille Europe, de ses institutions, et parfois même de ses valeurs. Alors que durant la décennie 1990, la Russie affaiblie et humiliée ne cherchait de salut que dans le renforcement de ses relations avec l'Europe, la voilà aujourd'hui saisie de doute, en apparence au moins. Faut-il vraiment miser sur ce continent décadent, quand l'Orient brille de tous ses feux? Le modèle chinois, fait d'un mélange d'autoritarisme étatique et d'économie de marché ne mérite-t-il pas autant d'intérêt que la formule de l'Union européenne, en pleine crise existentielle? Ces interrogations, qui font écho aux axiomes développés par Arnaud Leclercq, sont à l'ordre du jour dans les débats moscovites.
L'attraction de l'Orient sur la Russie, l'importance de sa composante asiatique, et le degré de priorité nécessaire au développement de la Sibérie s'inscrivent eux aussi dans une perspective de long terme. Au XIXe siècle déjà, des notables et des intellectuels sibériens, impressionnés par le miracle californien, se mirent eux aussi à rêver à un «Far East» russe autonome et prospère qui fasse pendant à la Californie d'outre Pacifique. Et lorsque Nicolas Mouraviov-Amourski, le conquérant de l'Extrême-Orient russe, suppliait le pouvoir central à Saint-Pétersbourg de lui accorder les moyens nécessaires à sa tâche historique, la plupart des arguments évoqués aujourd'hui étaient déjà présents. La «menace» chinoise, l'importance du commerce avec le Japon, la vulnérabilité des confins orientaux de la Russie à une mainmise économique des grandes puissances d'alors, le potentiel supposé fabuleux des étendues sibériennes étaient autant d'hypothèses convoquées dans l'âpre discussion de ce milieu du XIXe siècle.
De considérations purement géopolitiques, économiques ou militaires le débat ne tarda pas à s'étendre à des interrogations plus profondes sur la nature même de cette force eurasienne. (…)
(…) Arnaud leclercq en soulignant la double dimension européenne et asiatique de la Russie, en dressant l'inventaire de ses potentiels et de ses risques, en en soulignant surtout l'importance, nous aide à embrasser cette nouvelle perspective. En mariant l'histoire à la géopolitique, comme l'indique le sous-titre de son ouvrage, il nous donne la profondeur de champ nécessaire à l'éclairage de l'actualité.